Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT : « On assiste à une flambée revendicative sur les salaires »

Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT : « On assiste à une flambée revendicative sur les salaires »

Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT : « On assiste à une flambée revendicative sur les salaires »

Le secrétaire général de la CFDT confie à l’Humanité les raisons qui poussent son organisation à appeler, ce jeudi, les travailleurs qualifiés d’« essentiels » durant la pandémie à une « marche » pour les rémunérations. Impôts, partage des richesses, réforme des retraites, scandale des Ehpad… L’occasion, pour Laurent Berger, de s’expliquer sur tous les grands sujets.

Publié le
Jeudi 3 Février 2022
Stéphane Guérard

 

Qui sont les travailleurs essentiels pour lesquels la marche est organisée et pourquoi à ce moment précis ?

LAURENT BERGER

C’est une initiative de la fédération CFDT des services qui réunit les salariés de la grande distribution, des commerces, des services à la personne, de l’hôtellerie, de la propreté, de la sécurité, etc. Ils sont rejoints par les salariés de l’agroalimentaire et les agents territoriaux. Soit tous ces travailleurs que l’on a qualifiés durant le premier confinement de « deuxième ligne », ou d’essentiels. Moi, je préfère parler de travailleurs invisibilisés, qui, le temps du confinement, se sont retrouvés sous la lumière. Pour nombre d’entre eux, il ne s’est rien passé depuis : pas de reconnaissance à sa juste valeur, notamment salariale. Or, nous vivons un moment crucial. Depuis le début de 2022, les rendez-vous salariaux s’enchaînent, via les négociations annuelles et celles de branche, que l’on a fini par obtenir en forçant le passage. Nous assistons à un moment de flambée revendicative sur les salaires.

 

Le renchérissement du coût de la vie explique-t-il toutes les mobilisations en cours, notamment dans les secteurs « essentiels » ?

LAURENT BERGER

L’effet inflation touche forcément les moins bien payés. Il y a aussi l’effet « travailleurs invisibles, rendus visibles » grâce à un gros travail syndical. C’est un succès que l’on peut revendiquer. Enfin, nous vivons un moment de prise de conscience générale des inégalités structurelles qui président à la répartition des richesses en entreprise. Prenez l’augmentation prévue de 12 % des versements de dividendes en un an, et faites le parallèle avec les faibles propositions salariales dans les entreprises. Vous obtenez une situation tout simplement scandaleuse. La grande distribution a été l’un des secteurs dont la rentabilité a le plus progressé. Mais il n’y a rien ou presque pour les salariés. Ces derniers jours, les personnels de Pôle emploi se sont mobilisés pour les salaires, comme ceux de l’éducation nationale, de la Banque populaire en Auvergne-Rhône-Alpes, des transports… Le patronat a une vraie responsabilité dans la répartition de la richesse produite dans les secteurs professionnels. Notre stratégie est de la pointer et de soutenir les mouvements.

« Je ne suis pas anti-riches. Seule la solidarité m’importe. »
 LAURENT BERGER, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA CFDT

 

Les primes d’activité, inflation, les chèques énergie, les indemnités kilométriques suffisent-ils à répondre aux attentes des salariés ?

LAURENT BERGER

A la CFDT, nous parlons de pouvoir de vivre parce qu’il ne s ’agit pas seulement de pouvoir d’achat, de consommation, mais de vivre dignement. Or, douze millions de personnes sont en situation de précarité énergétique. Nous militons pour que des aides soient débloquées en faveur des ménages, via des chèques énergie ou, comme nous l’avions proposé lors du premier confinement, par des chèques alimentation. Mais le pouvoir de vivre provient surtout du salaire. Or, à force de dire « il y a un problème de transport, on fait un chèque transport », « il y a un problème d’énergie, on donne une prime énergie », les entreprises se sont installées dans une forme de tranquillité. Mais c’est de leur responsabilité de payer décemment le travail. Notre constat est terrible : au moment du relèvement automatique du SMIC – et tant mieux qu’il ait eu lieu – 61% des branches professionnelles se sont retrouvées avec des entrées de grilles salariales en dessous du salaire minimum légal. Dans notre pays, une forme de consentement s’est installée qui fait que l ’on commence au SMIC et que l ’on y reste toute sa carrière. Les services à la personne seront ce jeudi dans la rue car il n’y a que 22 centimes d ’euro de différence entre le bas et le haut des échelons. Vous n’évoluez donc jamais. C’est aussi vrai dans le secteur de la volaille, où douze échelons se trouvaient en-dessous du SMIC et où nous venons d ’obtenir 4% à 5% d ’augmentations pour tous les salariés. Les agents des fonctions publiques souffrent des mêmes maux : 6 échelons de la catégorie C sont en dessous du salaire minimum. Il faut donc là aussi une revalorisation du point d’indice.

 

Le SMIC est-il le bon levier pour revaloriser l’ensemble des grilles salariales ?

LAURENT BERGER

Malheureusement, cela ne marche pas comme ça. Le Smic est censé donner le niveau du salaire d ’embauche pour un poste à faible qualification. Or, il est devenu le salaire de référence pour plus de 2 millions de personnes, dont 60% de femmes et ce pour des années. La question de la revalorisation du SMIC est importante. Il faut y procéder. Mais à chaque fois qu’on le fait, on augmente le nombre de smicards. Tant mieux pour ceux juste en-dessous de ce seuil. Pour les autres, cela suscite un ressentiment terrible, car même s’ils évoluent dans leur carrière, leurs échelons vont être rattrapés par le SMIC. Il y a une paresse dans notre pays à réduire la question des rémunérations à celle du salaire minimum. Le vrai enjeu reste la répartition de la richesse pour tous les travailleurs. On ne doit pas se détourner de cet objectif.

 

Le Medef explique que le niveau de salaire est défini sur le marché de l’emploi selon le rapport entre l’offre des travailleurs et la demande des employeurs. La situation étant plus favorable aux premiers, les salaires vont mécaniquement augmenter. Qu’en pensez-vous ?

LAURENT BERGER

Si nous avons pu signer l’accord salarial dans l’hôtellerie, café et restauration, avec 16% d’augmentation à la clé, c’est en partie parce que le secteur est confronté à des difficultés de recruter. Mais le salaire n ’est pas défini par un rapport de force. Il relève d ’une juste rétribution du travail et d’une juste répartition de la valeur créée dans l’entreprise. Une entreprise, c ’est du capital et du travail. Les investisseurs doivent trouver leur part, comme les travailleurs. Or, les salaires souffrent d ’un défaut structurel lié à une répartition inéquitable des richesses en faveur du seul actionnariat. Signalons aussi que les entreprises ont reçu et reçoivent encore des aides publiques. Nous ne sommes pas contre, notamment quand nos emplois sont en jeu. Mais ces aides impliquent que les entreprises respectent un juste retour. Voilà pourquoi nous demandons que les Comités sociaux et économiques (CSE) puissent exercer un contrôle social, avec un avis rendu sur l’utilisation des aides publiques par l ’entreprise. On éviterait ainsi ce qu ’ont vécu les travailleurs de Bridgestone qui avaient alerté des mois durant sur le fait qu’aucun investissement n’était réalisé malgré les aides publiques versées. On ne peut en rester à des entreprises qui appellent à mutualiser les pertes en période difficile, mais qui ne redistribuent pas quand elles font leurs marges. Le moment est venu de redistribuer.

 

La fiscalité offre-t-elle un autre mode d’action ?

LAURENT BERGER

Le système de protection sociale et les services publics sont les deux éléments qui nous ont permis de tenir ces deux dernières années. L’un est financé par les cotisations, l’autre par l’impôt. Réaffirmons d ’abord que la cotisation est une contribution collective qui assure de la solidarité. Quand j ’entends des propositions pour diminuer les « charges », cela reviendrait à promouvoir le chacun pour soi. L’autre élément est l ’impôt que chacun paye. Il est actuellement assez injuste puisque la TVA et les autres prélèvements indirects, qui fournissent la plus grande part du budget de l’État, pèsent bien plus sur les ménages à faibles revenus. Il faut donc ne pas avoir le bras qui tremble et réformer des politiques fiscales qui ont mené, entre 2017 et 2019, à augmenter de 8% les salaires de plus riches par rapport au salaire médian, quand ceux des plus pauvres diminuaient. On doit y intégrer plus de progressivité, avec une tranche supplémentaire pour les très hauts revenus. Au gré de la campagne, certaines forces tentent d’expliquer qu’il faut revenir à un peu de « sérieux budgétaire » ce qui dans la bouche de certains équivaut à de l’austérité.. Notre rôle est de résister à cette seule logique comptable.

 

La CFDT résistera-t-elle à une réforme paramétrique des retraites proposée par plusieurs candidats à la présidentielle ?

LAURENT BERGER

Je continue de croire que le système actuel est injuste, notamment pour les femmes et les travailleurs essentiels qui ont souvent des carrières hachées, interrompues avec des temps partiels imposés. Mais tout le monde a compris que le système universel n’est pas d ’actualité. Je le regrette. . Il ne figure dans aucun programme. Une fois les élections passées, allons-nous retomber dans une vision purement paramétrique, avec un report de l’âge de départ? La CFDT y est clairement opposée. D’abord parce qu’il n’y a pas un souci urgent d’équilibre budgétaire. Ensuite parce que repousser l’âge légal à 64 ou 65 ans aura pour conséquence d’augmenter d ’autant les carrières longues. C’est impossible pour les travailleurs de nombreux secteurs en faveur desquels la marche de jeudi est organisée. Là encore, nous sommes face à un débat hypocrite posé par le patronat, mais pas que lui. Il faut rappeler qu’aujourd’hui, la moitié des gens qui liquident leurs droits à la retraite ne sont plus en activité, car soit au chômage, soit en invalidité. Traitons des conditions de travail. Le report de l’âge légal n’est pas acceptable.

 

Puis qu ’il est question des travailleurs essentiels, comment réagissez-vous au scandale qui touche le groupe privé de maisons de retraite Orpéa ?

LAURENT BERGER

A la lecture du livre, on se dit que c’est horrible, ultra cynique. Nous ne sommes pas face à du laisser-faire. Cela semble organisé, donc d’autant plus scandaleux. Il faut une condamnation sans nuance. Mais ces révélations ne disqualifient pas tous les salariés des Ehpad, ni tout un secteur. Je peux le dire d’expérience, il y a des endroits où ça se passe convenablement. Mais on se dit aussi qu’il est assez fou qu’aucun contrôle ni régulation de la puissance publique ne s ’exerce sur une activité qui relève d ’une mission de service public. Nous avons besoin d’un contrôle légal, mais aussi social. La CFDT milite pour que les familles et les usagers quand ils le peuvent soient parties prenantes des choix faits par ces établissements, au sein des conseils de vie sociale. Enfin, on attend encore la grande loi autonomie qui permette la revalorisation des métiers et la formation des personnels. À défaut, ce secteur va continuer de se heurter à l’impossibilité de recruter des professionnels. Nous avons besoin que la société investisse pour disposer de plus d’établissements et de personnels.

 

Les 2 milliards d’euros débloqués par le gouvernement ne suffisent-ils pas ?

LAURENT BERGER

Ils existent. Mais nous avons besoin d ’une grande loi qui reconnaisse la dépendance comme une priorité nationale. Et pour la financer, nous proposons une taxation sur le patrimoine. On m ’objecte que je veux faire payer les riches pour que l’on s ’occupe des personnes âgées de tout le monde. Effectivement ! Je ne suis pas anti-riche. Seule la solidarité m’importe. Or, la démographie, qui est une des rares sciences exactes, a établi depuis longtemps la réalité de ce risque nouveau. Le cynisme serait de ne rien faire. Il est donc normal de se demander comment on finance tout ça. Là aussi, on peut inventer un système de solidarité sans mettre quiconque sur la paille.

 

La CFDT a choisi de s’allier à des réseaux associatifs, écologistes, mutualistes, des syndicats, pour pousser ses revendications au sein du « Pacte du pouvoir de vivre » qui s’apprête d’ailleurs à interpeller les candidats sur ses propositions. Est-ce une force ou un aveu de faiblesse pour le syndicalisme ?

LAURENT BERGER

Le travail se lie de plus en plus aux questions d’accès au logement, à la santé, à la citoyenneté. Pour nous le travailleur est aussi un citoyen. Et oui, la CFDT a besoin de nouvelles alliances, en intersyndicale quand c ’est possible et ça l’est souvent sur les questions de rémunérations. Quand le président de la République a lancé son grand débat tout seul avec le peuple, après les Gilets jaunes, on s ’est dit qu’il s’agissait de l’étape ultime pour passer outre les associations, les syndicats, toutes celles et ceux qui créent de la solidarité au quotidien. Nous étions 19 organisations au lancement du Pacte du pouvoir vivre. Nous sommes aujourd’hui 67 à présenter 90 propositions en vue de l’élection. Nous rencontrons tous les candidats, sauf l ’extrême droite. L’idée est de porter des revendications qui parlent de transition écologique – un énorme mur qui se dresse face à nous – d’inégalités, de justice sociale et de démocratie. Beaucoup des choix auxquels nous devons faire face ont besoin d’être délibérés au maximum. Quand on sait les transitions écologiques, technologiques, numériques qui attendent de nombreux secteurs professionnels, nous avons grandement besoin de renforcer les espaces démocratiques. Ensuite, les citoyens choisiront.